Read Captures in English
Je l’ai lu pour l’histoire d’amour. J’en connaissais déjà les grandes lignes puisque le livre est célèbre, et les livres célèbres ont ceci en commun qu’ils nous ont déjà été racontés par quelqu’un d’autre. Mais je l’ai lu quand même car je voulais savoir comment elle racontait l’histoire.
Et L’Amant est de ces livres que je ne crains pas de relire un jour car je sais qu’il ne me décevra pas la deuxième fois. Je l’ai relu en le lisant. Je revenais sur les phrases deux ou trois fois d’affilée, je les rembobinais puis les rejouais dans ma tête pour les entendre à nouveau. C’est ainsi qu’il faut le lire je crois, pas en ligne mais en spirale. Je me souviens mieux de ces boucles de phrases que de l’histoire elle-même.
Je me souviens aussi des premières lignes, où Marguerite Duras raconte les effets du temps sur son visage. Aujourd’hui encore, elles me semblent être l’un des témoignages les plus justes que j’ai pu lire au sujet du vieillissement. Les voici.
Un jour, j'étais âgée déjà, dans le hall d'un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s'est fait connaître et il m'a dit : “Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j'aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté.
Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante.
C’est cela qui m’a marquée je crois, l’idée de se plaire davantage à mesure que le visage se transforme. Je savais que l’on pouvait se plaire malgré les rides, les tâches, le relâchement de la peau. Je savais que l’on pouvait trouver d’autres raisons de s’apprécier que l’apparence, et accepter ce qui n’en est plus. Mais se réjouir de se voir vieillir, c’était une idée nouvelle.
Et Duras ne minimise pas l’ampleur de la transformation qu’a opéré l’âge sur son propre visage. Elle ne prétend pas qu’il se soit embelli au fil de sa vie. L’homme qui vient lui parler le trouve dévasté. Elle dit aussi, quelques lignes plus loin, J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. De son visage, elle a bien perdu quelque chose. Quand elle se regarde, elle contemple des ruines mais ces ruines sont les siennes. Elle se reconnaît dedans. Mieux, elle se plaît.

Quand j’ai lu L’Amant, ce que je savais du vieillissement n’avait rien à voir avec la manière dont Duras évoque ici le sien. J’avais appris que vieillir, en particulier pour les femmes, était une faute de goût, un accident évitable, un destin malheureux. J’avais aussi appris qu’il était possible de refuser de vieillir, pour peu de se livrer à de multiples pratiques et procédures afin de figer le visage là où il se trouve ou à lui redonner ses traits d’avant. Si vieillir était une histoire, l’histoire n’avait que deux trames possibles : la lutte ou la résignation.
Cette histoire-là nous habite intimement, et se révèle dans ce que l’on dit de l’âge, et surtout dans ce que l’on n’en dit pas. On ne dit pas aux enfants qu’ils ont perdu leurs traits de nourrissons. On ne dit pas aux adolescents qu’ils ont pris un coup de vieux, que leurs visages chahutés par les hormones portent des signes de l’âge1. Et puis quelque part en chemin, quelque chose se casse. On cesse de grandir et on commence à vieillir. Duras raconte aussi cette chute brutale dans le cours du temps.
Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie.
Ce passage me rappelle le soir où, à vingt ans, j’ai vu quelques cheveux blancs parmi mes cheveux bruns. Je n’en avais vus dans les cheveux d’aucun ami de mon âge. Je n’avais pas encore eu le temps de m’envisager avec des cheveux blancs un jour. Je les ai regardés un moment dans le miroir de la maison où je louais une chambre en Australie, comme pour concilier leur apparition soudaine avec la réalité de ma vie d’étudiante. Ils rayonnaient sous le néon. Je les ai trouvés beaux. J’ai mis dix ans avant d’avoir envie de les teindre de temps en temps. Je n’ai pas encore eu envie de ne pas les laisser revenir.
On m’en a parlé pendant ces dix ans. On m’a davantage rappelé leur présence que le miroir lui-même. On m’a demandé si je pensais les colorer un jour. On m’a félicité de ne pas le faire, quand je répondais que je ne le voulais pas, comme si par ce refus j’exprimais une forme de résistance. Ce n’en était pas une. Mon envie ne s’accordait simplement pas avec la croyance selon laquelle, avant un certain âge, les cheveux blancs se teignent ou s’arrachent. Ce n’était pas non plus une perte. Je n’avais pas perdu mon reflet. C’était toujours moi que je voyais dedans.
Si cette apparition précoce a bousculé quelque chose, ce sont mes idées de ce que grandir et vieillir veulent dire. Ne vieillit-on pas depuis toujours ? N’a-t-on pas toujours un âge ? Ne se manifeste-t-il pas, à chaque instant de la vie, à travers certains signes sur nos corps et nos visages ?
Et c’est peut-être mon expérience que j’ai reconnue dans les mots de Duras, lorsqu’elle raconte : Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Autrement dit, vieillir, c’est aller connaître la suite.
Mais on commence déjà à leur proposer des problèmes de peaux, et à leur vendre les solutions correspondantes.